mercredi 14 mars 2012

Le Cabaret du Père Lunette

Il y a quelques mois, une façade anodine, assez sale, dans une rue peu fréquentée du 5e arrondissement de Paris, a commencé à m'intriguer.

Rien de bien intéressant, me direz-vous, des rideaux de magasins baissés depuis des années, ça court les rues...

Oui, mais...

Ce magasin qui n'a l'air de rien recèle un trésor inattendu, les traces de ce que pouvait être le quartier Maubert à la fin du 19e. Ici, au 4 rue des Anglais, se trouvait le Cabaret du Père Lunette.


Le cabaret du Père Lunette, bouge infâme du quartier des chiffonniers.


Le cabaret est connu, à l'époque, pour être l'un des rendez-vous de toute la lie de la société, plus particulièrement celle de la Maub' : un bouge infâme dans un quartier misérable où pour entrer il fallait se frayer un passage dans un nuage de fumée, se glisser entre les jambes des consommateurs avachis sur les bancs, trop imbibés pour se redresser quand l'alcool commençait à leur tenir tête...

Derrière la devanture rouge vif, une salle plus longue que large était séparée du fond par une paroi vitrée ; la seconde pièce, équipée de quelques tables et "agrémentée" d'une petite fenêtre avec vue sur cour, était appelée le Sénat. Pourquoi ? Était-ce, à l'origine, l'endroit où se retrouvaient les "notables" du troquet ? Était-ce par rapport aux sénateurs qui pouvaient, de leur palais situé quelques rues plus haut, regarder le jardin du Luxembourg ? Audacieuse comparaison, me direz-vous, ironie d'ivrognes.

C'est plus certainement la forme des bancs en U sur lesquels les vieilles prostituées avinées s'affalaient, qui fut à l'origine du nom.

Le Château rouge,
61 rue Galande photo de Atget (1902)
On vient s'encanailler d'un peu partout dans ce trou à poivrots, comme au non moins fameux Château rouge de la rue Galande, à deux pas de là, souvent cité en même temps.

Vous connaissez l'expression "faire la tournée des Grands Ducs" ? Elle vient de l'intérêt des neveux du tsar, à la fin du 19e siècle,  pour les lieux glauques. Ils venaient en France pour visiter l'enfer de Paris ; on leur choisissait les endroits les plus sordides, les plus improbables pour la noblesse russe, de façon à les impressionner. Le cabaret du Père Lunette aurait fait partie de ce circuit.




Beaucoup de textes racontent ce qu'était cet endroit, ce qu'il représentait et la faune qu'on y trouvait. Il suffit d'une petite balade dans les archives en ligne de Gallica pour s'en rendre compte ; Huysmans, Macé,Virmaître... et Oscar Méténier, habitué des lieux :

Panurge (Paris. 1882)
Panurge (Paris. 1882)
Source: Bibliothèque nationale de France
Chez le Père Lunette
"La rue est étroite, sale, puante, noire ; quand la nuit vient, son aspect horrible ferait reculer le passant le plus déterminé. Un peuple haillonneux et déguenillé grouille. Chiffonniers, escarpes, crochets, tout cela s'agite, crie, hurle, jure, siffle, glapît. La lueur blafarde des lanternes des hôtels borgnes, où l'on loge à la nuit, illumine par instants des faces blêmes et sinistres.

Numéro 4, une porte dont le vitrage est garanti par des barres de fer et au-dessus de laquelle on voit dessiné une gigantesque paire de lunettes ; c'est là, le rendez-vous de l'aristocratie du crime et de la misère. On entre et une buée chaude, dont l'haleine empestée des buveurs et les vapeurs du trois-six ont fourni les éléments, vous saisit à la gorge.

Au milieu de l'âcre fumée des brûles-gueules, les habitués, accroupis sur les barres, se chamaillent, chantent, boivent, et renouvellent leurs consommations à dix ou quinze centimes, qu'un athlétique garçon, en bras de chemise, ne verse qu'autant qu'il en a reçu préalablement le prix ; car la confiance ne règne pas et l'on pourrait écrire à la porte cet avis désespérant : Ici, l'œil est inconnu !
Les manches retroussées et les bras croisés, faisant saillir une formidable paire de biceps, le père Lunette se tient debout, derrière un comptoir d'étain et dominant de sa grande taille l'étrange assemblée.

Rue des Anglais
par Paul Schaan, 1906
Il sourit avec satisfaction en contemplant son image, qu'un peintre incompris et probablement insolvable a fixé sur une toile ; il encourage les artistes qui, le crayon ou le charbon à la main, illustrent les murs de dessins et de portraits, tels qu'en peut rêver l'imagination la plus dévergondée, son regard paternel s'étend sur les pochards que des libations trop répétées ont fait rouler sous la table et dont l'existence ne se révèle que par des ronflements sonores, qui dominent le tumulte.

A ses côtés, trône son épouse, forte femme qui partage avec lui les grandeurs du pouvoir. A elle
est spécialement dévolue la surveillance de la seconde salle, séparée de la première par une cloison de planches, s'élevant à hauteur d'homme. Dans ce cabinet particulier d'un nouveau genre, se tiennent, autour d'une table en fera cheval, des créatures sans nom, formant la clientèle femelle de l'établissement. On trouve là le ban et l'arrière-ban de la prostitution. Toutes, vieilles ou jeunes, car il y en a de jeunes, édentées ou flétries avant l'âge, réclament un verre de consolation à des étranges amants que leur fournit le hasard et, saoules, avachies, l'oeil hébété, l'ordure à la bouche, elles les paient, en retour, de leurs caresses infectes et de leurs hideux embrassements.

Parfois, du fond du bouge, un long cri s'élève, une dispute éclate, les tabourets volent, les tables s'écroulent. Alors, pareil au dieu marin qui d'un regard calme les flots et les poissons en courroux, le père Lunette s'avance, un nerf de bœuf remplace le trident ; derrière lui marchent la maîtresse du lieu et le colossal garçon.

Avec impartialité, l'implacable justicier frappe à droite et à gauche ; semblables à des fauves, que fascinent l'œil clair et froid du dompteur, les combattants lâchent prise et courbent le dos.
L'ordre renaît comme par enchantement et il n'y a pas d'exemple que ces arrêts sans appels aient jamais soulevé la moindre réclamation, ni provoqué la moindre révolte."

Oscar Métenier, 1882, revue Panurge n°19, pages 7 et 8.

Les fresques murales

Des endroits un peu craspouilles, on en trouvait ailleurs, alors quel est l'intérêt particulier de ce lieu ?

L'intérêt, ce sont les fresques qui viennent d'être retrouvées par la dernière propriétaire du lieu. Elles les a découvertes sous une couche d'enduit, très abîmées mais représentant des personnages connus et inconnus de la fin du 19e.

Ces fresques ont été réalisées par Julien Grenault, probablement entre 1871 et 1879, sous le "règne" de Pierre Mary. (1)

Louise Michel
On retrouve les noms de quelques uns des personnages peints sur les murs dans les nombreuses publication éditées entre la fin du 18e et le début du 20e siècle.
Huysmans en fit la description :

"La salle meublée de tables, de bancs et de tonnes, a des murs décorés de peintures saoules : une femme sans chemise posée sur un dos de poisson et à laquelle on tend une cuvette, puis Cassagnac qui la contemple, Gambetta dont l’œil foudroie avec des jets de lanterne, Plon-Plon(2) les chausses défaites, Louise Michel, tout un ambigu de célébrités un peu rances.
Un poète s’efforce d’expliquer en un baragouin de ruisseau les beautés de ces fresques et un musicien les braille, en grattant le bedon d’une guitare, — ce, après quoi, l’un et l’autre quémandent de la vinasse et des sous."
JK Hyusmans, "La Bièvre, les Gobelins, Saint-Severin"


Plusieurs raisons expliquent la mauvaise conservation des fresques murales : on raconte que le dernier locataire, furieux de voir la valeur de son bail tripler et obligé de fermer, décida de saccager le local avant de le quitter, causant ainsi de lourdes pertes à son propriétaire. Il aurait détruit les murs en y donnant de grands coups de masse...

Une autre version court sur l'état lamentable des peintures : la crue de 1910, la fameuse inondation du siècle, aurait sinistré l'endroit au point de faire se décoller tout l'enduit des murs entraînant ainsi la fermeture définitive du local.


Les Pères Lunette, de 1856 à 1908 :

Photo de la devanture du cabaret
par Atget, en 1906
Le fondateur de ce cabaret s'appelait Lefèvre. Il monta son bistrot en 1856, en fit un lieu de renom parmi les plus sordides du vieux Paris, avant de passer son tour dans les années 1860.

C'est lui qui donna son nom au lieu : porteur d'énormes lunettes cerclées de cuivre, il fut rapidement surnommé le père Lunette. Il porta ce surnom comme un titre de noblesse et fit de ses bésicles une enseigne que l'on peut voir sur quelques photos d'Atget.
Le père Lunette était amateur de peinture ; les artistes trop pauvres pour payer leurs consommation réglaient leur note en réalisant des caricatures et petits portraits qui étaient affichés dans le bistrot : le patron en était friand !


Ses successeurs, dont Louis-Pierre Berry à partir de 1870, qui garda son cabaret ouvert durant la Commune, et Paul Aldéricque Mary et sa femme, surnommée par extension la Mère Lunette, conservèrent le même état d'esprit, la même clientèle, et développèrent l'idée de se faire payer en peintures murales par les artistes maudits de l'époque.
 Le père Mary aimait particulièrement que les chansonniers écrivent et chantent à sa gloire et à celle de sa gargote : Fantin faisait partie de ces chanteurs des rues qui laissèrent des traces de l'ambiance de la rue des Anglais, à cette époque-ci ; c'est grâce à lui et à tous les journalistes, écrivains et poètes qui fréquentèrent le cabaret qu'on imagine encore aujourd'hui le panache avec lequel le maître des lieux se faisait respecter par cette population miséreuse.

Paul Mary dut fermer en 1886 par décision préfectorale, tout comme le Château rouge un peu plus plus loin, point final à la réfection de la rue Monge. Il décéda deux ans plus tard, en février 1888.

C'est le neveu de sa femme, Jean Chanson, qui reprit le lieu et le conserva jusqu'en 1908. Il fut le dernier Père Lunette. À son départ, toutes les gravures, peintures, caricatures, mobilier, alambiques et tonneaux furent dégagés.

Après lui, le cabaret devint un bouillon, restaurant rapide pour les ouvriers qui devait permettre à ses clients de  manger en moins d'une heure pour une somme modique. Ce bouillon, le "Caveau des Anglais" (sympathique...), était tenu par un certain Delrieu.
 Celui-ci ferma définitivement après les crues de 1910 qui abîmèrent considérablement le local. Peut-être est-ce à cette époque que la rue des Anglais perdit peu à peu ses commerces, accentuant encore un peu plus le côté sombre et sans intérêt de ce petit morceau de rue...

Pour finir :

Un dernier hommage au lieu, associé au quartier de la Maub' : Brassens a repris une chanson d'Aristide Bruant, À la Place Maubert :




Brassens_Place maubert par kitsch


Sources : 

- L'article le plus complet trouvé sur Internet : Cabaret du Père Lunette.

- Gallica, bibliothèque en ligne de la BNF : beaucoup de documents y sont disponibles, notamment des revues et journaux, mais c'est parfois un enfer pour y retrouver quelque chose...

- Des pdf ont été mis en ligne au moment de la constitution du projet de restauration. J'y ai puisé quelques photos pour témoigner du travail des restaurateurs.


Notes :
(1) ... Si l'on en croit le procès-verbal d'un conseil de la mairie du 5e arrondissement de Paris, en janvier 2006.

(2)Plon-plon est le surnom du Prince Napoléon, cousin germain de Napoléon III.

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